Au cœur d'une hystérie musicale Dans les abords de l'Arena de Genève, des tentes disent la fièvre qui accompagne l'événement. Autour de cette salle de spectacle, un camping sauvage et inconfortable, entre goudron et béton, a vu le jour cette semaine. Il accueille les fans les plus irréductibles de Tokio Hotel, ceux qui parcourent des centaines de kilomètre pour voir à l'œuvre le groupe allemand. L'attente est exténuante mais la récompense vaut le sacrifice: voir de près les idoles de tout un continent. Ce scénario se répète partout en Europe depuis bientôt deux ans. Un concert de la formation provoque toujours un tremblement de terre d'une magnitude qu'aucun autre groupe au monde n'est capable aujoud'hui de produire. Chacun de ses déplacements a le pouvoir de susciter des courses insensées au billet, accompagnées par une puissante montée d'anxiété auprès d'adultes désarmés face à l'hystérie d'enfants prêts à tout pour assister à l'événement.
Avec Tokio Hotel, on assiste au même engouement qui a accompagné la carrière de groupes comme Duran Duran ou Spandau Ballet dans les années 80. On retrouve la même fièvre que suscitaient les chansons mielleuses des boys ou girls bands (Take That, 2Be3, Spice Girls...) une décennie plus tard. Mais aujourd'hui, il y a du nouveau. On enregistre une rupture qui dissocie Tokio Hotel des phénomènes connus. La formation du chanteur et parolier Bill Kaulitz a réussi à générer une déferlante d'ampleur continentale dans une langue, l'allemand, qu'on considérait hâtivement comme inappropriée pour le rock et la pop. Cela aurait pu, aurait dû, même, constituer une barrière solide à l'exportation du groupe. Fait inexplicable, le handicap s'est mué en atout. Les textes des deux albums (Schrei – so laut du kannst en 2006 et Zimmer 483 en 2007) sont connus, décortiqués, traduits et publiés sur les innombrables sites et blogs des fans. Ils sont repris en chœur de Helsinki à Madrid, de Rome à Bratislava et jusqu'à Tel-Aviv.
L'idiome détonne, donc. Mais il y a davantage: le look du quatuor. Tokio Hotel en a fait une image de marque, un vecteur de fédération sans égal. Sa recette? Reproduire les codes vestimentaires de plusieurs tribus musicales. Dans ce patchwork, la figure androgyne et manga du chanteur Bill Kaulitz attire au premier le regard. Ses cheveux méchés et dressés en arc (des rajouts?), son teint pâle, ses habits serrés et noirs, son maquillage, renvoient à certaines icônes torturées de la new wave et du gothique. Robert Smith des Cure, Brian Molko de Placebo surtout. A côté, son frère jumeau et guitariste Tom fait coexister les esthétiques rasta (dreadlocks abondants) et hip-hop (shorts et t-shirts XXL, casquette, bandana et chaîne épaisse au cou). Le hardcore est quant à lui représenté par le bassiste Georg Listing. Seul le taiseux Gustav Schäfer, à la batterie, échappe à une identification facile, en arborant un «no-look» obstiné.
Cet assemblage n'a rien de hasardeux. Il y a fort à parier que la maison de disque Universal et les agents du groupe – dont certains membres ne dépassent pas les 20 ans – conseillent quant ils n'imposent pas des choix drastiques de marketing. Pour les contenus musicaux, il n'en est pas autrement. Le rock faussement rebelle, fait de rage contenue dans les limites de l'audible, de mélodies bien arrangés et de sons remarquablement produits, vise à garder la cible: un public dont l'âge oscille en moyenne entre 10 et 16 ans. Cette recette est payante. Tokio Hotel a vendu jusqu'ici près de 5 millions d'albums. Une manne inespérée pour Universal en temps de crise aiguë de l'industrie discographique. La conquête du marché nord- américain (les deux albums viennent de paraître en version anglaise) apportera sans doute de nouvelles recettes.
Qui est donc Tokio Hotel? Un produit des laboratoires discographiques? Une entité artificielle née du mélange d'éprouvettes musicales? En partie, sans doute. Mais une portion importante de son parcours fait penser aussi au contraire. Car la passion pour la musique de Bill et Tom Kaulitz remonte à des temps peu suspects. Depuis l'âge de 7 ans, les jumeaux composent, mettent des mots et des notes à leur malaise d'enfants de famille divorcée et recomposée. Ils disent l'ennui d'une jeunesse qui n'aspire pas à briller à l'école et qui vit mal, depuis l'ex-Allemagne de l'Est, le choc de la réunification. A Loitsche, village du Magdebourg où ils ont grandi, ces deux fils d'une couturière et d'un guitariste se sont précocement démenés pour échappé à un destin sans relief. Ils ont très vite rêvé de gloire.
Bill l'effleure une première fois à 13 ans: il est finaliste de la version allemande de la Star Academy. Un producteur, Peter Hoffman le repère, frappé déjà par le look et la maturité de l'ado sur les plateaux. Cette rencontre est décisive. Elle permet au perdant de la télé réalité d'entreprendre le chemin d'une gloire réelle, avec son groupe, les Devilish, composé de copains d'école. Un changement de nom plus tard, les quatre de Tokio Hotel ont désormais une structure solide et professionnelle pour atteindre le firmament. Ce sera chose faite dès le premier album, sorti en 2006. Avec Schrei, Tokyo Hotel fait immédiatement un carton et le tube «Durch den Monsun» (A travers la mousson) dépasse largement les frontières. Une année plus tard le phénomène prends des proportions énormes avec Zimmer 483: les ventes sont multipliées, tout comme les revenus des produits dérivés – sonneries pour téléphones portables en tête.
Ce parcours est d'une fulgurance rare. Seule une opération pour ôter un kyste des cordes vocales de Bill a eu le pouvoir, récemment, de l'interrompre. D'arrêter une machine qui a pris des proportions colossales, sans doute trop grandes pour cette bande de jeunes amis qu'on verrait encore sur les bancs d'école. L'énormité du succès, l'ampleur des tournées et des obligations promotionnelles qui l'accompagnent ont de quoi inquiéter. Dépassé par le raz-de-marée qu'il a provoqué, Bill P fait désormais dans la résignation désarmante: «On a si peu d'explications qu'on a arrêté de se poser des questions.»
Source : http://www.letemps.ch