La voie du coeur
Elle ne parlait pas, elle n’avait d’ailleurs jamais parlé d’aussi loin que l’on pouvait s’en souvenir. Elle se contentait d’écouter d’un air plus ou moins intéressé et quelques fois daignait écrire une réponse, plutôt que de se contenter d’un simple signe de la tête.
Des examens poussés, que ce soit au niveau mental ou physique, n’avaient jamais rien révélé d’anormal. Elle comprenait, mais ne parlait pas. Un refus pur et simple ? Non, il se cachait bien autre chose derrière cette absence de paroles…….
Une fois de plus on l’avait envoyée dans une clinique, soit disant à la pointe de la technologie, pour résoudre son « problème ». Mais avait-elle un problème, là était toute la question !
Elle détestait cela, les examens, les prélèvements, les questions, les injections……Elle en faisait des cauchemars….. Du coup, elle s’éclipsa subrepticement de sa chambre pour aller se promener dans les couloirs déserts à cette heure tardive de la nuit, quand soudain, au détour du couloir menant au petit salon, elle fut violemment heurtée par un jeune homme, qui la rattrapa de justesse, évitant qu’elle n’atterrisse dans une immense décoration florale, fort mal placée, s’il en fut.
- Entschuldigen Sie mich ! (Excusez-moi !)
Elle lui sourit en guise de réponse, afin de lui faire comprendre qu’elle avait compris.
- Du kannst nicht sprechen ? (Tu ne peux pas parler ?)
Elle hocha négativement la tête, tout en observant son vis-à-vis : un jeune homme, plutôt mignon, noiraud, pourvu de magnifiques yeux noisette. Il la suivit, tandis qu’elle franchissait la porte et allait se lover dans un confortable fauteuil. Il s’assit en face d’elle et l’observa pensivement, alors que la jeune femme zappait les différentes chaines de télé en émettant de temps en temps un petit rire. Etonnant, elle semblait comprendre ce qui se disait quelle que soit la langue parlée ou alors elle riait sans raison …….
- Du verstehe alle diese Sprachen (Tu comprends toutes ces langues ?)
Elle acquiesça et se saisissant d’un bloc et d’un crayon dans la poche de sa robe de chambre, écrivit :
- Pourquoi ? Pas toi ? (en français)
Il prit le bloc, lut les mots et lui répondit :
- Ich verstehe nicht ! (Je ne comprends pas !)
Elle le regarda d’un air intrigué, elle le comprenait, lui répondait dans la même langue et il ne comprenait pas, c’est n’importe quoi…..
- Tu te fiches de moi ! (en français)
Après un bref coup d’œil, il lâcha :
- Ich verstehe immer noch nicht! (Je ne comprends toujours pas !)
C’est fort, pensa-t-elle, il me prend carrément pour une andouille. C’est pourtant pas un animal, il parle le langage des humains, je lui réponds de même et il joue les idiots. Elle lui lança un regard exaspéré. De son côté, il prit un air tout contrit, il aurait voulu communiquer. Surtout que depuis plus d’une semaine, il n’avait pas eu le droit de parler, on lui avait même interdit les visites, afin d’être sûr qu’il respecte les directives du spécialiste. Depuis ce soir, il avait le droit de parler, mais doucement, sans forcer, sans crier et il fallait qu’il tombe sur une muette ! c’était vraiment pas de chance.
Comprenant qu’il ne faisait pas exprès, elle décida de faire un gros effort sur elle-même. Elle lui désigna la télé, ses oreilles et leva le pouce, afin de lui faire comprendre qu’elle comprenait, ensuite elle pointa son doigt sur lui et sur le poste.
- Ich verstehe nicht, das ist der russische. (Je ne comprends pas, c'est du russe.)
Elle eut un air bizarre et changea de chaîne, elle recommença son petit manège.
- Ich verstehe nicht, das ist der portugiesische. (Je ne comprends pas, c'est du portugais.)
Elle y perdait son latin, pour elle, tout ce qu’elle entendait se traduisait dans sa tête par des images, des idées, des émotions, il n’était pas question de langages différents. C’est à cet instant précis qu’elle se rendit compte de sa différence : elle n’était pas normale !
Des larmes se mirent à couler, sans même qu’elle s’en rende compte. Elle n’était pas normale, elle avait peur, peur de cette différence, peur du regard des autres quand ils comprendraient….
Sans un mot il lui prit la main, la serrant, à mi-chemin entre la caresse et le réconfort, une manière de lui montrer sa peine. Il la sentait blessée et s’en pensait coupable.
Elle lui sourit tristement, tandis qu’il lui murmurait des phrases sans fin, des mots de réconfort qui semblaient comme une douce musique.
Elle avait déjà essayé de parler, mais sa voix ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait pu entendre. Elle était bizarre, anormale et plus étonnant quand elle parlait, elle ne se comprenait pas elle-même. Un charabia incompréhensible sortait de ses lèvres, c’était tout bonnement affreux.
Cependant, la jeune femme avait envie de se faire comprendre, comme jamais elle ne l’avait eu auparavant :
- Ielvi ! (Merci !)
Le jeune homme sursauta en entendant sa voix, mais lui sourit gentiment et lui dit :
- Tu vois que tu sais parler quand tu veux ! (en allemand)
- Di ilu vaena ? (Tu me comprends ?)
- Oui, bien sûr, tu parles un peu étrangement, mais je te comprends très bien ! (en allemand)
- Soren ? (Etrangement ?)
- Eh bien ! Oui ! Dans ma tête je te comprends comme si tu parlais allemand, mais si j’écoute attentivement, tu parles une drôle de langue que je ne connais pas, on dirait un chant, c’est joli, mais très étrange. (en allemand)
- Oden di laor, di ile vaena ? (Quand tu parles, tu te comprends ?)
- Oui bien sûr ! (en allemand !)
- Ne ilua ! (Pas moi !)
- C’est pas normal ! (en allemand)
- Ila neda alea ! (Je pense aussi !)
Ils se souhaitèrent une bonne nuit et chacun rejoignit sa chambre.
Le lendemain, il erra dans les couloirs à la recherche de la jeune femme, mais en vain, elle avait quitté la clinique et personne ne voulait lui communiquer d’informations. Impossible de savoir quoi que ce soit, même pas son nom.
Il se consola en ayant le plaisir de retrouver son frère jumeau, qui lui avait tellement manqué durant leur séparation forcée.
- Je t’ai apporté un petit cadeau pour t’occuper. Tu n’aimes pas lire, je le sais, mais cela devrait te plaire…..
- C’est trop gentil, tu n’aurais pas dû !
L’emballage fut promptement déchiré, pour laisser apparaître un livre de collection au titre étonnant de « Au sujet des créatures mythiques et imaginaires »
- Comme je sais que tu aimes les trucs fantastiques, quand j’ai vu ce bouquin chez un brocanteur, en venant te rendre visite, j’ai tout de suite pensé à toi !
Le soir venu dans la solitude de sa chambre, il feuillette ledit bouquin et tombe sur un passage qui le laisse sans voix ……
« Enfants de Babel » se dit de certains êtres capables de comprendre et de se faire comprendre par toutes les créatures de l’univers.
FIN