source / Midian
A 20 ans, ce sont des idoles vivantes
Le tsunami Tokio Hotel
Le groupe allemand est attendu au Parc des Princes en juin. Un phénomène
rock sans précédent, qui touche les préados et suscite les sarcasmes de
leurs aînés. Aude Lancelin a enquêté
Ambiance Verdun ce lundi 10 mars autour de Bercy. Couvertures de survie
métallisées, petites mines déconfites se «réchauffant» au Coca glacé et
à l'iPod réglé à fond. Il n'est que 14 heures, mais déjà frissons
d'excitation et chants germaniques parcourent la foule amassée autour
du Palais omnisports. A la porte 32, «entrée presse», quelques lolitas
gothiques accrochées aux grilles lancent des cris hagards. Les Little
Bouddhas du glam-rock sont dans le bunker à quelques mètres, enfermés
avec dix membres de la «presse jeunes». On patiente. Un certain
Jocelyn, de la maison Polydor, flique ardemment le couloir. Sa cible de
prédilection : les journalistes venus avec un enfant. Interdit de
pénétrer dans le sanctuaire d'interview avec un suspect de moins de 10
ans.
«Mesure de sécurité. Il est fan, et alors ? Moi, je suis fan des éclairs au chocolat. ..»La porte s'ouvre. Le batteur et le bassiste sortent en premier, puis le
guitariste Tom Kaulitz et son frère jumeau Bill, coiffure manga des
grands jours et rimmel des grands soirs. L'obscur objet de tous les
fantasmes prépubères sourit, et toutes les maltraitances précédentes
sont oubliées : le couloir entier défaille. Yeux de colombe
charbonneux, cheveux
«comme un troupeau de chèvres suspendues aux montagnes de Galaad», ainsi que le veut le Cantique des Cantiques.
Un autre attaché de presse, plus affable, s'avance : il va falloir attendre encore et encore.
«Ilsvont faire les balances tout de suite. Elles sont déchaînées, on nepourra pas attendre ce soir avant d'ouvrir les portes.»C'est reparti pour une séance de poireautage. Et, miracle, vous voici
brutalement propulsé sur un petit canapé, avec interprète et duègne à
écouteurs. Le groupe entre, exactement dans le même ordre d'apparition.
Bill, le dernier, cuir cintré, ongles peints en noir à la Lou Reed et
top à aigle d'argent, s'assied en face de vous. Attentifs, touchants de
professionnalisme et de douceur, les jumeaux Kaulitz ne ménagent pas
leur peine. L'énormité de leur succès ?
«On a si peu d'explications qu'on a arrêté de se poser la question.»Le public américain ? Evidemment c'est un rêve. Le prochain album ?
Aucune date n'est encore avancée. Seul Cinéma Bizarre, le nouveau
groupe allemand à l'aspect résolument queer qui commence à leur tailler
quelques croupières, fait un peu dérailler la com en béton armé.
«Pour être francs, on se doutait bien que certains essaieraient deprofiter de la vague, qu'on monterait des castings pour nousconcurrencer. Mais ces gens-là, on ne les connaît pas à vrai dire... On n'a même pas le temps de les écouter»,
assure Tom, le jumeau à dreadlocks et sweat XXL. Incroyable success
story que celle - de ces natifs de l'ex-Allemagne de l'Est. C'est en
2001 que les quatre garçons, qui se connaissent depuis le collège,
fondent, seuls, un premier groupe : les Devilish. Une initiative
spontanée qui les éloigne résolument de la planète Jordi et autres
Nikka Costa, bambins poussés sous les projecteurs par un
entourage maquignon. Elevés par une mère couturière et un beau-père
guitariste, les frères Kaulitz ne rêvent qu'à la scène depuis leurs 10
ans. Battu en finale de la «Nouvelle Star» version allemande à 13 ans,
Bill tape dans l'oeil du producteur Peter Hoffmann. Epaulé musicalement
par des pointures incontestées comme Patrick Benzner et Dave Roth,
collaborateurs des Doors rien de moins, le groupe rebaptisé entre-temps
Tokio Hôtel sort son premier album, «Schrei», en septembre 2006. Un
carton immédiat bientôt suivi de «Zimmer 483», autre énorme vente pour
leur major, Universal Music, dans un marché du disque pourtant aussi
sinistré que la métallurgie des années 1980. Quatre millions cinq cent
mille albums vendus à cette heure dans le monde, et ce jusqu'en Israël.
Prononcer le nom de Tokio Hotel au milieu d'une bande d'adultes et
c'est la consternation assurée. Cash machine, boys band pour merdeuses,
sonorités exécrables, tel est le seul avis autorisé sur les bébés
rockers de Magdebourg. Un peu court pour expliquer le raz de marée qui
a submergé l'Europe en à peine deux ans et demi, et les presque 100 000
places de la tournée française de 2007 arrachées en trois jours à peine
- mieux que la Madonna des années fastes. Le 21 juin prochain, jour de
la Fête de la Musique, ils devraient remplir le Parc de Princes, quand
le chanteur Bill sera remis de l'opération d'un kyste aux cordes
vocales qui angoisse en ce moment toutes les adolescentes du pays. Un
charisme évident, une ambiguïté sexuelle totale, le chanteur de Tokio
Hotel est au naturel une véritable apparition. L'androgyne père de
famille Brian Molko, leader de Placebo aux yeux khôlés, ferait figure à
ses yeux de véritable camionneur, tandis que le Bowie des années 1970,
hétéro lui aussi avéré, ressemblerait presque à une pucelle
sous-alimentée. Indécidable, Bill Kaulitz garde tout son mystère.
«Le jour où il va imploser, il y en aura partout sur les murs», assure un observateur. Ce moment cataclysmique a failli arriver, le 1
erseptembre 2007, lorsque les jumeaux leaders ont soufflé leurs 18
bougies. Vers les 4 heures du matin, un Bill supposément éméché aurait
en effet clamé son homosexualité sur le MySpace du groupe. Un coming
out fermement démenti depuis par l'intéressé, qui assure ne carburer
qu'au jus d'orange-pomme et réclame accessoirement qu'on lui lâche le
jean slim avec cette affabulation. Se voir à la fois soupçonné d'être
une «honteuse» et un vulgaire piège à filles, c'est beaucoup, il est
vrai. Pour faire bonne mesure, le frère au look rasta rappeur se charge
quoi qu'il en soit de surjouer la testostérone d'un Rolling Stones,
laissant gentiment courir le bruit que près de vingt-cinq groupies
auraient bénéficié de ses «faveurs» en quelques mois à peine.
The dream mustgo on, comment dit-on ça en allemand ?
Une langue élitiste et sulfureuse à laquelle, on le sait, les ados français
se sont désormais mis avec passion. A Paris, le très sérieux Goethe
Institut lui-même aurait observé une hausse sans précédent de ses
inscriptions. A vrai dire, les Tokio Hotel semblent pourtant moins les
héritiers du «Kautrock», ce hardmetal teuton qui fut seul à même de
concurrencer les Anglo-Saxons dans les années 1980 avec des groupes
comme Scorpions, que les bénéficiaires de l'engouement pour tout ce qui
touche, même de loin, à l'univers nippon. Ce tsunami qui, dans le
sillage des Pokémon et autres Yu-Gi-Oh, déferle depuis des années déjà
sur toutes les cours de récré du pays. Nul hasard à cet égard si les
juniors français, premiers consommateurs de mangas derrière les
Japonais, sont aujourd'hui les plus accros aux excentricités
capillaires du chanteur de «Durch den Monsun».
« Le succès du manga, c'est avant tout le reflet de la culture de l'image. La montée en puissance de la dimension visuelle »,
suggère le sociologue Claude Poissenot. L'effet L'Oréal «fixation
béton» ne suffit pourtant pas davantage à expliquer la magie Tokio
Hotel. Univers romantico-ombrageux, textes en partie écrits et
finement interprétés par Bill Kaulitz, lourde batterie et arrangements
impeccables quoi qu'en disent les détracteurs, toute une génération se
retrouve dans les regards tourmentés de ces grands ados très clean. Le
show du soir, deux pleines heures réglées au millimètre, en dit long à
cet égard sur le solide «métier» des Tokio boys. On s'attendait à se
faire déchirer les tympans par la stridence des Biiiiiiiiiill. C'est en
définitive au prénom du batteur de 19 ans, Gustav Schäfer, de loin le
plus martelé, que les journalistes non munis de bouchons d'oreille
devront leur souriant calvaire. Toute la soirée durant, une forêt
mouvante et bleuâtre de lumière de portables éclaire l'enfer sonore de
Bercy. Les briquets d'antan, c'est comme le «vrai rock» à la papa :
parle à ma main, Philippe Manoeuvre.
Aude Lancelin
Le Nouvel Observateur - 2266 - 10/04/2008
Source http://artsetspectacles.nouvelobs.com/p2266/a372132.html